Posée à son comptoir, elle s’affairait sans hésiter. Quelque part, le geste aurait pu devenir régulier, programmé, et si on jouait d’ironie, robotique. Mais la femme s’efforçait de se maintenir à une attitude humaine. Elle sentait bien qu’il y avait des moments où sa propre nature semblait lui jouer des tours, mais elle savait les noyer dans l'œuf, et rester elle-même. Merle.
Ainsi, posée à son comptoir, elle s’affairait. Et si pour le moment il n’y avait pas grand monde, elle sentait bien que de plus en plus de personnes arrivaient. Certains visages reconnaissables, et d’autres inconnus mais qui feraient peut-être de bons nouveaux clients s’ils aimaient la binouze proposée par la barman.
Et si, bien sûr, l’idée d’être servi par une androïde consciente ne les dérangeait pas. De toute façon, le nom du bar annonçait la couleur.

Affairée et concentrée sur le soin qu’elle apportait à chacun de ses clients, elle savait que Cedar n’allait pas tarder pour venir l’aider. Cela lui allait, bientôt, le bar serait plein, ou s’en rapprochant.
La porte s’ouvrit, laissant se dessiner la silhouette d’un homme qu’elle connaissait “bien”. Un client en soit, un régulier, qui s’adressa à elle avec enthousiasme. Alors que ses lèvres dessinèrent un sourire, ses yeux sombres décortiquèrent l’humain, comme elle le faisait avec chacun de son espèce.

Elle lui servis ce dont il avait besoin pour se sentir mieux, probablement, et quand il lui parla, elle répondit :

“Oh, vous savez, c’est assez facile, quand les clients sont aussi enthousiastes que vous !”

Merle ne tenterait pas de s’affairer avec lui plus que de raison, mais causer avec quelques clients étaient toujours un moment agréable. Que ce fut pour obtenir des informations en tout genre, ou simplement pour faire passer le temps :

“Les affaires se portent bien, et j’espère que les vôtres aussi… Enfin, je vous ai jamais vu venir ici pour vous noyer dans votre verre.”

Se tournant vers un alcoolo notoire, qui lui, semblait admirer la couleur de son verre - le combien ? Merle le savait, et le nombre n’était pas beau à voir -, elle reporta son regard sur Harlan avec un sourire sympathique.

“Vous me dites si vous avez besoin d’autre chose, en tout cas”

Elle commença à s’éloigner, ne remarquant pas l’homme qui venait d’ouvrir la porte. Après tout, pas mal de monde franchissait cette porte, et il arrivait qu'elle ne regarde pas, attendant simplement la commande. Pourtant, Merle aurait dû.
L’homme semblait avoir les yeux rougeâtre, et la dégaine hésitante. Clairement, il n’était pas tout net en entrant, et pourtant, il se posa dans un coin comme si de rien, prêt à commander. Merle alla vers lui, mais à l’apparence de l’homme, elle eut un froncement de nez. C’était le genre de client à problème. En ayant connaissance de ça, elle lui demanda quand même pour le servir, avant que ce dernier se lève et lâche des propos sans cohérence :

“Je savais qu’ici y avait que des fumistes ! Des fumistes je vous dis ! Moi je fume pas, c’est pas bon pour la santé… Je veux pas de votre merde ! Vous m’aurez pas !”

Merle voulu parler, mais se retrouva à être poussée.
Oh, elle ne comptait pas se laisser faire, mais c’était désagréable de voir un type comme ça venir et casser l’ambiance.

Cette façon qu’il avait de l’appeler “Mam’zelle Wynne” ça aurait pu la faire sourire réellement, mais son sourire n’était que façade pour sembler amusée. Être androïd c’était aussi ça : savoir faire semblant avec brio. Sous sa façade de plastique, pourtant, des plans immenses comme des racines d’arbre prenaient vie. Des, qui lui offriraient sûrement des plus grands sourires, un jour.
Mais tout de même, “Mam’zelle Wynne”, c’était presque drôle.

Et Mam’zelle Wynne, elle savait écouter. Comme un oiseau posé sur une branche, attentif aux piaillements alentours. Riant légèrement à la deuxième remarque du client, elle railla :

“Bienvenue à Détroit, je dirais ?”

Rien de surprenant. Detroit n’avait jamais été une ville calme. Avec le problème d’industrialisation, par la suite des androïds et de tout le reste… Merle imaginait bien les pompes funèbres débordées, la police sous l’eau.

La brune s’éloigna de sa démarche féline habituelle, quand l’élément perturbateur entra en scène. L’homme suffisamment drogué pour se penser dans un autre endroit qu’un lieu de neutralité pacifique.
Merle fut repoussée mais elle ne craignait rien. Plutôt, elle pris garde à sa propre colère. Tout était toujours un jeu de contrôle. A force, ça devenait aisé, mais il ne fallait pas non plus franchir trop de limites.

Le client de tout à l’heure, celui au “Mam’zelle Wynne”, réagit immédiatement, donnant son avis sur la question : le drogué devait se barrer. Amusant de constater qu’à Detroit il existait toujours des gens qui faisaient de leur mieux pour agir le plus doucement possible.
Ca lui rappelait Cedar. Cedar et son air trop naïf. Cedar pourtant si perspicace.
Secouant la tête, Merle se dit qu’elle avait autre chose à faire que de penser à son employé. Comme s’occuper du problème humanoïde face à lui.

Parce que le dit problème, savait bouger. Il bougea même tel, qu’il alla enfoncer son poing dans le type face à lui. Ou plutôt, il s’essaya à cet exercice, son poing maladroit, mais son corps tendu, agressif. Rapidement, la barman s’en rendit compte et alla lui attraper la main coupable :

“Oulà, si tu crois que je vais te laisser faire ça ici“Fumiste ! Fuuumiste ! Et les arbres après, alors ?”

L’agacement montait comme un pichet qu’on remplissait de choses peu ragoutantes.

“C’est ça. Maintenant, tu dégages, sinon…”

Mais Merle se pensait peut-être trop en supériorité, parce qu’elle se fit repousser à nouveau. L’homme avait de la force. Maudits humains. Elle les haïssait si fort… L’absence de led sur sa tempe fine cachait son trouble. Ses émotions.
Autour d’eux, les clients commençaient à s’agiter. Un android et deux humains se levèrent à leur tour, prêts sûrement à prêter main forte.
Seulement, si la “mam’zelle” voulait garder un bar avec une bonne ambiance, elle devait surtout prouver combien elle n’avait pas besoin d’aide quand ce genre de choses arrivaient.
Fixant le régulier d’à l’instant, elle lui asséna rapidement :

“Appelle les flics, je vais m’arranger avec ce type”.

Sauf que le dit type avait décidé de poursuivre sa vie, et il renversa plusieurs chaises, prêt à en découdre à nouveau vers le client qui avait manqué de se prendre un coup.
Merle espérait juste que le thanato savait se défendre, parce qu’elle doutait que les morts dont il se chargeait se rebellent souvent.

N’y avait-il personne pour les aider ? L’effet de groupe était-il en train de faire son office, empêchant quiconque de bouger sinon de regarder ? Merle n’en avait aucune idée, et elle n’avait apparemment pas été un androïd spécialisé dans la psychologie, parce qu’elle ignorait même ce biais cognitif.
Dans tous les cas, tandis qu’elle avait demandé au type d’appeler les flics, ce dernier fut pris pour cible par le type qui était ailleurs, mais qui pourtant physiquement était bien présent.
Les sourcils froncés de la brune dévoilèrent son agacement grandissant. Elle ne tiendrait pas longtemps sans rien faire.
Personne ne voulait s’occuper de ce type ? Très bien.

Merle lui attrapa soudainement les bras, profitant que le drogué ne fasse aucunement attention à sa présence :

“Dis moi mon… Non tu n’es même pas mignon… Parasite ? Mon parasite. Acceptes-tu cette danse ?”

Si l’homme émit un bruit guttural, le consentement semblait ne pas être très net. Mais peu importe. Tenant les deux bras, les plaçant en l’air, avec ses propres bras qui ne semblaient pas musclés au premier abord, la barman le fit tourner, avant de lui asséner brutalement un coup de talon dans ses côtes. Toujours bien habillée, et désireuse de ne jamais perdre la face, l’android était toujours affublée d’une paire de talon à la hauteur changeante. Par chance, aujourd’hui, ils l’étaient tout particulièrement. Et pointus avec ça… Pas au point d’être des talons aiguilles, mais suffisamment pour que l’homme, sous la force du robot, termine au sol.

Posant son pied sur lui, plaçant une mèche rebelle derrière ses oreilles, elle laissa son regard brun lui signifier que s’il essayait de bouger, elle ferait bien pire. Bien qu’elle ne fut pas sûre qu’il comprenne la menace. Se tournant ensuite vers le thanato, elle s’assura qu’il n’était pas mort, ou pas trop amoché, avant de lui confirmer :

“Maintenant, tu peux appeler la police.”

Puis, se tournant vers leurs spectateurs, ses lèvres se laissèrent à un sourire amusé :

“Mesdames, messieurs et…autre ? Ne craignez rien, la menace a été appréhendée.”

En vérité, Merle n’était pas “amusée”, mais il fallait bien qu’elle détende l’atmosphère. Elle ne doutait pas que certains humains auraient des choses à redire sur la violence des androids, mais on avait les clients qu’on mérite, et ceux de Merle n'étaient d’ordinaire pas trop regardant sur ce point.

Observant le drogué qui chercha à l’attraper par le pied, elle lui fit une pichenette sur le nez, puis aussi discrètement que possible, profitant de ses cheveux qui débordaient de sa coiffure et servaient de rideau, elle se pencha vers lui. Enfin, elle frappa suffisamment précisément sa tempe pour l’assommer correctement. Comme ça, la menace était réellement éliminée.
Se redressant, la demoiselle haussa les épaules :

“Je crois qu’il a perdu connaissance. La drogue fait vraiment des ravages…”