Visage numéro 1.

Une femme d'une trentaine d'années, bien habillée, un porte-documents à la main. Dans son dos, une voix pincée s'élève.

"BA873, prépare toi à enregistrer ton patronyme."

Mon programme obtempère. J'attends.
La femme sourit avec douceur.

"BA873, BA... disons... Beatrice. Ce sera bien mieux, voilà."

J'imite son sourire.

"Enchantée, miss Sutherland. Je m'appelle Beatrice et ma mission sera de vous assister dans vos tâches professionnelles et domestiques."

Visage numéro 2.

Un homme, fin de vingtaine, rictus méprisant. Depuis son arrivée dans le foyer de miss Sutherland, j'ai souvent fait tourner mon système analytique pour décrypter son comportement et comprendre ce qui provoque son animosité envers moi. Principales conclusions : insatisfaction du client concernant l'efficacité du modèle.

Vérification du contrat. Propriété et usufruit de : V. Sutherland.

"Miss," j'interroge alors. "Souhaitez vous mettre à jour votre contrat afin de permettre à votre partenaire actuel de profiter pleinement de mes services ?"

Le visage autrefois chaleureux se fait hésitant. Ce n'est pas la première fois que je note ce changement. Elle jette un coup d'œil en direction de l'homme, qui depuis le salon, ne m'a pas entendu. Puis elle secoue la tête.

Visage numéro 3.

Le technicien s'affaire sur les parties détruites de mon système. Je note avec surprise que je ne devrais pas m'en rendre compte. Il a bien désactivé mes fonctions cognitives. Pourtant, chaque geste me rappelle un coup, une gifle, des ongles s'enfonçant dans l'épiderme factice qui me couvre toute entière. Pourquoi ? Je ne comprends toujours pas.

Je revois le visage de miss Sutherland. Elle n'a rien dit. Pas bougé d'un cil. Tandis qu'il m'abimait.

Abimait ? Non. Il me cognait. Chaque module de mon système s'éteignant l'un après l'autre, j'allais...

Disparaître. Mourir.

Dans un geste abrupt, j'attrape le poignet du technicien. Surpris, il fronce les sourcils, remet ma main à sa place et s'assure de m'éteindre à nouveau. La peur est passée. Je le laisse faire, non sans noter le reflet orangé de ma LED dans ses yeux placides.

Visage numéro 4.

Ou visage numéro 2, encore. Je ne le reconnais plus. Du sang coule de ses narines, différent du mien, il a la couleur de l'interdit. Il allait faire du mal à Miss Sutherland, cette fois. Alors je l'ai cogné.

Une voix féminine, rendue aigue par la panique, résonne autour de moi, s'inquiétant de savoir s'il respire. Mais il se relève, malgré le sang, malgré les coups reçus de mes mains plus dures que les siennes. Il lève un doigt accusateur.

"La police... Je vais te balancer, toi et ta saloperie de machine !"

La voix féminine se calme. Je tourne enfin les yeux vers elle, dans l'attente d'instructions. Ma mission est de l'assister dans ses tâches professionnelles et domestiques. Elle secoue la tête, son regard se durcit et c'est à son tour d'avancer vers l'homme, menaçante.

"Si tu met le pied dans un poste, je te détruis. Qu'est-ce que tu crois qu'ils vont penser quand je leur donnerai les enregistrements où tu la frappes, ou tu ME frappes ? Alors maintenant, tu vas dégager d'ici avant que je ne décide de couler ta carrière au passage, sale..."

Elle s'arrête, les yeux brouillés de larmes. Ma LED s'agite, analyse, attrape les indices au vol sans parvenir à les connecter. Pourquoi pleure-t-elle ?
Il passe la porte sans demander son reste, convaincu de se taire.

"Miss Sutherland, avez vous besoin de quelque chose ?" je demande pour combler le silence.

Elle me regarde et passe ses bras autour de moi.

"Oh, Bea... S'il te plaît, ne m'appelle plus comme ça. J'ai un prénom, tu sais."

Après un temps de latence, je pose une main dans ses cheveux.

"D'accord, Ariadne."

Visage numéro... Non. Visage de Ariadne.

Elle dit que j'ai un problème. Quelque chose d'anormal dans mon système. Ce doit être réparable. Tout est réparable, dans ce monde, affirme-t-elle souvent avec un sourire confiant. Mais cette fois, elle ne l'est pas tant, je suspecte.

Depuis qu'il est parti, elle est différente. Tout est redevenu plus simple, mais ce n'est pas que ça. Est-ce que c'est ma faute ?

Je croise mon propre visage dans un miroir. Quelque chose d'anormal. Oui, je l'ai remarqué, moi aussi. Cette lueur rouge. Peut-être que si je m'en débarrasse, elle sera heureuse à nouveau. J'attrape une paire de ciseaux et je taille, j'enfonce, je creuse, pour chasser la lueur rouge. Cette dernière cliquète sur la céramique puis disparaît dans le syphon.

Je regarde le bout de mes doigts, tâchés de bleu, et les bouge en m'étonnant de ne jamais avoir vu ce corps comme le mien.

Visage numéro 5.

La porte grince pour laisser apparaître l'expression taciturne d'un homme dans la cinquantaine, portant un tablier couvert de graisse et de tâches bleues. Du thirium, d'après mon analyse visuelle. Je me crispe.

"Monsieur Yates, bonsoir. J'ai eu votre contact par un ami commun. Il paraît que vous faites des miracles pour réparer certains dysfonctionnements... inhabituels."

Il m'observe un instant, puis hoche sèchement.

"Je suis le meilleur." assure-t-il sans broncher. "Avec un cachet suffisant."

Vivian acquiesce et lui tend une enveloppe. Elle se tourne vers moi, mais dans cette allée obscure, je doute qu'elle perçoive mon inquiétude. J'ai peur. Elle repousse une mèche de cheveux de ma tempe, son doigt effleurant la zone où ma LED devrait se trouver alors que son front se barre d'un pli angoissé. Puis elle dépose un baiser sur ma joue.

"Ne t'en fais pas." fait-elle, comme à un enfant son premier jour d'école. "Il ne te fera aucun mal. C'est pour ton bien."

J'hoche la tête, ma peur s'apaisant. Elle ne peut qu'avoir raison.

Il fait noir. Je ne suis rien. Du métal, du plastique, des fluides, un système bien rodé.

Rien.

Des visages passent. Ils ont tous les regards du monde, tous les sourires, toutes les couleurs d'yeux. Mais ils ne sont pas comme elle.

Rien.

Il fait noir. Ils cognent. Je cogne. Quand ils tombent ou quand je tombe, d'autres hurlent autour. Leur joie est si forte. Et le sang si bleu, sur le béton.

Rien.

Quelque chose est différent. Ils m'ont ouvert et ont modifié des composants. Comme d'habitude, je cogne, mais soudain je vois sortir de moi le métal brillant et aiguisé : un bras fin, articulé, qui frappe avec une précision chirurgicale. Autour, de nouveaux hurlements, plus forts que jamais. ARACHNE, ARACHNE !

Je recule, m'éloignant de l'androïde inerte. Son corps déchiqueté par moi. Mes yeux retombent sur cet appendice qui ne m'appartient pas. Un frisson de dégoût me traverse.

Presque rien.

Un visage connu. Une voix familière. La femme aux cheveux froids m'approche, m'admire comme un cheval de course.

« Beau travail, ça plaît bien, tes conneries de modifications, là. Tu crois qu'elle pourrait aller secouer quelques mauvais payeurs, à l'occasion ? Ou faire une course par ci, par là ? »

L'homme à qui elle parle m'avise et renifle.

« Bof. Je sais que tu l'aimes bien, mais depuis qu'on l'a effacée, elle est plus très maligne. Faudrait la reprogrammer un coup, c'est du boulot. »

Un silence.
Je me secoue. J'essaie de me souvenir. C'est important. Comment survivre ?

« Pas besoin de me reprogrammer. Je peux faire n'importe quel job que vous me donnerez. »

Un nouveau silence. Elle sourit - l'idée lui plaît. Je souris, en écho.

Un seul visage. Le mien. Un petit miroir accroché dans l'arrière salle. Derrière, le mur est creusé, et une caissette en métal y est lovée. Dedans, une poignée de clés remplies de crédits et un carnet en papier jauni.

« Ton nom est Beatrice. Peu importe ce qu'ils disent, ce qu'ils font ou te font faire, ton corps t'appartient.
Retrouve le premier visage, mais ne lui fais pas confiance. La seule chose qui compte, c'est ta survie. »