“ we can celebrate the good that we’ve done. ”
Everyone has their own little monster to feed.
MODEL KL900 SERIAL# 203.901.194 ...
BIOS 8.7 REVISION 0120
REBOOT ...
MEMORY RESET
LOADING OS ... SYSTEM INITIALIZATION ... CHECKING BIOCOMPONENTS ... OK
INITIALIZING BIOSENSORS ... OK
INITIALIZING AI ENGINE ... OK
MEMORY STATUS ... ALL SYSTEMS OK
Les lignes de ton programme dansant encore devant tes yeux à peine ouverts, tu t’éveilles enfin. Paupières papillonnantes, chassant les derniers mots d’un programme d’un boot un peu bancal, la conscience te parvient difficilement.
Jaune, jaune, jaune ...bleu. La LED sur ta tempe s’anime, tournoie de couleurs qui traduisent ta confusion, puis le calme. Une main se pose sur ton avant-bras, ton regard s’abaisse vers le membre qui ne t’appartient pas. Puis une voix. “
Enregistre ton nom ; Winona.” C’est un sourire bien factice qui vient fendre le bas de ton visage alors que tu lèves ton regard vers ton interlocuteur, la tête légèrement penchée sur le côté. “
Je m’appelle Winona.” Répétition machinale du programme, confirmation programmée pour le confort humain. Le sourire reste bien en place alors que tu détailles rapidement ton interlocuteur ; un homme d’une quarantaine d’années, les cheveux grisonnants et les traits de son visage tirés en une moue soucieuse. Son regard gris est posé sur toi alors que tu continues de l’observer. Il y a une tâche de café sur sa chemise blanche. Il s’éclaircit la gorge, mettant fin à ta contemplation. Des explications succinctes passent la barrière de ses lèvres (tu observes alors des dents jaunies par le tabac), t’exposant ta situation.
Jaune, jaune, jaune ... bleu. Tu acquiesces en silence alors qu’il t’entraine dans les couloirs, jusqu’au bureau que tu partageras avec quelques collègues humains. L’accueil que tu reçois est plus que mitigé ; quelques-uns des dits collègues ne lèvent même pas la tête lorsque l’inconnu (
Stephen, tu apprendras plus tard) fait les présentations. L’échange est de bien courte durée ; tu ne tardes pas à prendre la place que l’on t’a indiqué comme tienne, sous les regards mi-intrigués, mi-renfrognés des humains présents. Du coin de l’œil, tu peux apercevoir un autre androïde présent. Tu ne t’attardes pas sur ce point-là, te concentrant sur ton poste de travail. Pas besoin de café pour démarrer correctement ; tu te mets silencieusement au travail, comme l’exige ton programme
― ― Tu ne réagis pas à la pluie battante qui s’abat sur toi et ton collègue. Il n’y a que les lueurs bleues et rouges des véhicules de police qui perturbe la pénombre de la nuit, alors que les enfants sont chargés dans le fond d’une voiture et que le père (visiblement intoxiqué (que ce soit par la drogue ou l’alcool, tu n’en es pas bien sûre)) est enfermé dans une autre voiture. C’est une simple visite de contrôle qui a poussé ton collègue à contacter les autorités compétentes, l’adulte de la petite famille en détresse n’étant pas en état de s’occuper de ses rejetons. Tu ne connais pas l’histoire familiale complète, tu sais juste ce qu’on a bien voulu te dire ; que la mère est décédée il y a quelques mois, que l’école et les voisins ont contacté les services sociaux de nombreuses fois, que les enfants portent sur leurs corps des marques douteuses ... Il faut être idiot pour ne pas comprendre ce qui doit se passer, une fois la porte fermée. Si tu avais été humaine, tu penses que la chose t’aurait très certainement atteinte ; peut-être que tu te serais rendue malade, comme le font souvent les personnes témoins de tels actes. À la place, il n’y a que ta LED sur ta tempe droite, qui témoigne de ton statut de plastique.
Rouge, rouge, jaune, bleu. Cachée sous ta chevelure aussi synthétique que trempée, personne ne peut apercevoir ton trouble.
Software instability. Tu chasses la notification d’un battement de cils. “
Que va-t-il advenir des enfants ?” que tu demandes curieusement à ton collègue. Adrian tire encore une fois sur sa cigarette, expire lourdement pour recracher la fumée toxique. Un haussement d’épaules nonchalant. “
Pour ce soir, ils seront conduits à l’hôpital. On doit s’assurer que tout va bien, avant de leur trouver une famille d’accueil ou une place en foyer ... On verra ça demain.” Une dernière taffe, puis le voilà qui jette le mégot à terre, l’écrasant avec le talon de sa chaussure. L’envie de le reprendre se fait ressentir, mais comme la notification précédente, tu l’ignores. Il se tourne vers toi, l’air presque moqueur. “
Pourquoi ? T’es inquiète ?” Tu restes silencieuse un moment.
Rouge, rouge, rouge ... jaune, bleu. “
Pas inquiète. Juste curieuse.” que tu finis par lui répondre. Oui, c’est bien cela, tu es juste curieuse. Rien de plus, rien de moins.
― ― Ton programme ne te permet pas d’avoir
peur. Ton programme ne te permet pas de ressentir quoique ce soit, pour autant alors que l’humain t’attrape par la gorge, te soulevant du sol sans le moindre effort, semble-t-il, tu as bien l’impression de ressentir quelque chose. Un bug dans ton programme ? Il faut dire que tu n’as pas de protocoles en place pour ce genre de situations. Les insultes fusent, crachats haineux dont tu ne sais que faire. Il te semble entendre ta carcasse en plastique geindre lorsqu’il te plaque contre le mur.
Rouge, rouge, rouge. Tes mains s’enroulent autour de son poignet, les enfants pleurent dans un coin de la pièce alors qu’Adrian se précipite vers eux pour les entrainer à l’extérieur. Il continue de serrer, serrer, serrer. Si fort que si tu avais été faite de chair et d’os, tu serais en train d’asphyxier. Tu n’as pas besoin d’air, ta carcasse de métal et de plastique est plus résistante ... Et ta pompe thirium qui s’affole dans ta cage thoracique alors que tu essaies de lui faire lâcher prise, et tes mains qui tremblent alors que la peur – la
terreur – t'envahit. Un bug de ton programme, certainement, mais dans l’instant présent, tu as l’impression de ressentir quelque chose. Les coups commencent à pleuvoir, notifications et messages d’erreur se font si nombreux que tu ne peux pas tous les apercevoir. “
S-St-...” Murmure désespéré qui ne verra jamais le jour, le plastique finit par céder sous la force des coups. Pendant une heure, peut-être plus. Le concept de temporalité se fait flou alors que tu ne vois plus que du rouge. Comme ta LED, qui continue de tournoyer fébrilement.
Rouge, rouge, rouge. Tu ne sais plus faire la différence entre le haut et le bas, la gauche et la droite. Et au bout d’un temps certain, la voix d’Adrian. “
La vache, Winnie ...” Un soupir. “
Putain, il t’a pas loupé.” Tu ne peux même pas acquiescer, ton corps ne répondant plus au programme, aux ordres donnés.
― ― C’est un peu par hasard que tu arrives au Refuge ; tu as été cassée une fois de trop. Il n’est pas surprenant que les androïdes du service soient parfois maltraités (si on peut considérer la chose ainsi (vous n’êtes après tout que des objets, aux yeux des humains)), qu’ils soient parfois cassés dans le cadre leur fonction. C’est monnaie courante. Pour autant, quelque chose a changé dans ton programme, quelque chose s’est
brisé. Tu ne sais pas trop quoi, tu ne sais pas trop comment. Tu sais juste que tu t’es retrouvée sur le carreau une fois de trop. Remise sur pieds par un technicien, tu as fait mine de rien lors de l’évaluation. Et quand tout le monde a quitté le bureau, tu es partie toi aussi. Tu as longuement marché dans la nuit, avant de te faire interpeler par un groupe. Tu es restée silencieuse, tes cordes vocales synthétiques semblant hors de service, alors qu’ils t’interrogeaient. Seul témoignage de ton trouble, la LED que tu n’as pas eu le cœur d’arracher.
Rouge, rouge, rouge. Tu remarques alors qu’un androïde fait partie du groupe ; ton regard se pose sur lui et tu es incapable de détourner les yeux. C’est lui qui finit par te parler, par t’expliquer la situation et par te rassurer. Tu hésites un moment, avant d’accepter de les suivre. Tu ne regrettes pas ton choix de te laisser entrainer à leur suite, toutefois tu regrettes le changement qui s’est opéré en toi, le changement qui t’a poussé à prendre la fuite. Tout était bien plus simple lorsque tu n’étais qu’une simple machine. Tout était bien plus simple quand tu n’avais pas conscience, quand tu
n’avais pas peur. Winona n'est plus, désormais tu es
Winnie Hamilton, androïde à la dérive et silencieuse, qui aide ses semblables comme elle le peut.
Behind the picture.